Résumé
Dans un contexte social et éducatif marqué par l'effacement des métarécits identitaires, par la prolifération médiatique de discours contradictoires, par l'intensification des migrations, quels sujets entendons-nous former ? Cette question qui déborde largement notre domaine de recherche, la didactique du français, pourrait interpeler divers acteurs éducatifs et appelle des approches pluridisciplinaires. La perspective herméneutique que nous avons retenue valorise le rôle de l'interprétation comme mode d'intelligibilité de l'expérience humaine. Elle remet en cause la possibilité d'une connaissance immédiate, totalisante et permanente du sujet et de sa situation historique, sociale, linguistique. Elle a pour conséquence le dépassement de la question de l'altérité culturelle, trop souvent posée selon les termes descriptifs d'une différenciation entre des formes d'expression. Elle invite à problématiser la question de la diversité à l'école en tant que processus de compréhension intersubjective – comment les sujets, enseignant et élèves, individuels et collectifs, interprètent-ils leur rapport à eux-mêmes, à autrui et au monde ?
Cette communication présentera les principaux résultats d'une recherche qualitative menée sur l'enseignement de la lecture littéraire au lycée (en France) et au cégep (au Québec). En didactique du français langue première, et plus spécifiquement en didactique de la littérature, la diversité des connaissances, des pratiques, des normes et des valeurs convoquées pour lire et comprendre les œuvres intégrales est plus souvent rapportée aux caractéristiques des textes lus (aux objets à interpréter) qu'aux lectures qui en sont faites par les élèves (aux sujets interprétants) (Schneuwly, 2009). Dans la continuité de plusieurs recherches francophones récentes qui se sont attachées à rendre compte de l'activité de « sujets lecteurs » scolaires (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011 ; Rouxel et Langlade, 2004) notre objectif de recherche consistait à mieux comprendre comment des élèves de 16 à 18 ans parviennent à produire diverses interprétations d'un texte étudié en classe.
Nous appelons « diversité interprétative » la production de plusieurs interprétations concomitantes et successives par des élèves en interaction. Nous postulions, premièrement, que cette diversité interprétative reposait non seulement sur la diversité des sujets lecteurs, mais aussi sur la multiplicité et la mutabilité propre à chaque lecteur, et, deuxièmement, qu'elle pouvait faire l'objet d'une mise à distance réflexive par les élèves. En effet, notre cadre théorique est largement tributaire de l'herméneutique contemporaine de Paul Ricœur, qui voit dans la compréhension des textes littéraires une médiation privilégiée de la compréhension de soi (1986, 1990). La notion d'identité narrative (1985), empruntée à Ricœur et transposée dans le cadre de l'enseignement de la littérature, nous a conduit à assumer les limites de la compréhension de soi-même comme sujet lecteur divers. Selon nous, l'élaboration et la confrontation de diverses interprétations du texte littéraire par les élèves est une médiation possible de la compréhension de la diversité des sujets engagés dans un projet interprétatif commun, mais cette compréhension est nécessairement fragmentaire, transitoire et critique.
La méthodologie retenue est qualitative. Une séquence didactique axée sur la lecture d'une nouvelle fantastique contemporaine québécoise a été mise en œuvre dans deux classes, l'une en France et l'autre au Québec. Une « étude multi-cas » et « multi-sites » (Miles et Huberman, 2003) nous permis d'analyser en profondeur sept « parcours de lecteurs » d'élèves, après avoir collecté de nombreuses données qualitatives par le biais d'observations et d'enregistrement de cours, de plusieurs types de textes d'élèves, d'entretiens d'explicitation avec des élèves et d'entretien semi-dirigés avec les enseignants.
Nous analyserons plus particulièrement la diversité des ressources subjectives mobilisées par les lecteurs, telles qu'elles apparaissent dans leurs écrits. L'analyse de contenu tend à montrer que la compréhension ne repose pas uniquement sur des capacités cognitives et des connaissances disciplinaires, mais aussi sur la mise en œuvre de diverses ressources subjectives, notamment les appartenances sociales et culturelles, les valeurs et les croyances, les expériences psycho-affectives. Cette diversité de ressources joue un rôle significatif dans la production et la validation de diverses interprétations du texte par les élèves. L'interprétation des résultats soulignera les transformations du parcours interprétatif des élèves tout au long de la séquence didactique expérimentée. Plus spécifiquement, nous analyserons la mise à distance critique de leurs interprétations par les élèves et le rôle de l'intersubjectivité, notamment lors des débats interprétatifs, sur la compréhension réflexive et mutuelle des lecteurs.
Finalement, nous rejoindrons la thématique générale du congrès en soulignant deux tensions fécondes ayant influencé la formulation des questions de recherche dans le cadre particulier d'une cotutelle internationale de thèse. Une première tension réside dans la difficulté à préserver la cohérence théorique d'une recherche ancrée dès ses prémisses dans deux domaines disciplinaires (la didactique du français et les lettres modernes) et empruntant délibérément des concepts à d'autres disciplines de référence (la philosophie herméneutique, l'anthropologie culturelle). La seconde tension réside dans la dimension binationale de la collecte des données qualitatives, qui, si elle nous offre des possibilités accrues de validation théorique, ne devrait pas nous conduire à verser dans le comparatisme culturel.
Références bibliographiques
Mazauric, C., Fourtanier, M.-J. et Langlade, G. (dir.) (2011). Le texte du lecteur. Bruxelles : Peter Lang.
Miles, M.B. et Huberman, A.M. (2003). Analyse des données qualitatives (M. Hlady Rispal trad.), Bruxelles : De Boeck. (Ouvrage original publié en 1994 sous le titre Qualitative data analysis : an expanded sourcebook. Londres et New Delhi : Sage).
Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, Points.
Ricœur, P. (1986). Du texte à l'action II, Essais d'herméneutique. Paris : Seuil, Points.
Ricœur, P. (1985). Temps et Récit III, Le temps raconté. Paris : Seuil, Points.
Rouxel, A. et Langlade, G. (dir) (2004). Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature. Rennes, France : Presses Universitaires de Rennes.
Schneuwly, B. (2009). « Socioculturel » : de l'utilité d'un terme polysémique pour redécouvrir des couches fondatrices de la didactique du français et pour esquisser des chantiers de recherche indispensables. Dans B. Daunay, I. Delcambre et Y. Reuter (dir.), Didactique du français. Le socioculturel en question (p. 69-82). Villeneuve-D'Ascq, France : Presses de l'Université du Septentrion.
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