L'importance accordée par la sociologie au rôle de la culture dans la fabrique des inégalités scolaires remonte aux travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, publiés dans deux ouvrages devenus des classiques Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). Ces quarante dernières années, de nombreuses enquêtes ont périodiquement confirmé et réaffirmé l'importance du capital culturel dans la réussite scolaire. En même temps, comme nous l'avons montré ailleurs (Draelants et Ballatore, 2015), un nombre croissant de chercheurs s'interrogent depuis quelques années à propos de ce concept. Rançon de son succès, celui-ci tend à fonctionner comme une explication ad hoc, compte tenu de la difficulté à délimiter les contours de ce qui fait ou non partie du capital culturel (Goldthorpe, 2007 ; Castets-Fontaine, 2011 ; Glevarec, 2013) et s'apparente à une « boîte noire » étant donné qu'on ne sait pas précisément comment s'exerce son effet ni par quels acteurs et quels processus il passe (De Graaf et al., 2000 ; Sullivan, 2001). D'autres auteurs ont critiqué la conception bourdieusienne de la transmission culturelle familiale, estimant que celle-ci présentait un caractère par trop mécanique sous-estimant ainsi l'incertitude du processus qui requiert en pratique une forte implication parentale et oubliant de considérer le rôle actif joué par l'enfant dans l'héritage (Lahire, 1995 ; Henri-Panabière, 2010) et les influences culturelles s'exerçant entre pairs, susceptibles d'affecter les conditions de la transmission (Pasquier, 2005).
La recherche présentée ici s'inscrit dans la lignée de ces deux types de travaux qui tentent de comprendre d'une part par où passe concrètement l'effet du capital culturel sur la réussite scolaire et d'autre part comment s'opère, en pratique, la transmission culturelle. Du premier type de recherche, nous retenons que l'efficacité scolaire du capital culturel réside avant tout dans l'existence d'une association entre possession de capital culturel et dispositions à la lecture. Par « dispositions à la lecture », nous entendons le développement d'attitudes favorables envers la lecture qui se doublent en principe d'une pratique fréquente de la lecture par plaisir. Du second type de recherche, nous retenons la nécessité de problématiser l'héritage culturel et d'étudier ses conditions de transmissibilité considérant que la transmission d'un capital culturel des parents aux enfants ne va pas de soi mais requiert un fort investissement parental. Nous retenons aussi l'idée que la transmission culturelle descendante domestique (celle qui va des parents vers les enfants) est aujourd'hui en crise, ce qui a pour conséquence qu'elle tend dès lors à s'exercer d'une manière plus horizontale, via les effets de pairs (Felouzis et Perroton, 2010). Conscients de ceux-ci, certains parents s'efforcent de maîtriser ces influences culturelles en contrôlant les fréquentations de leurs enfants, ce qui passe notamment par le choix de l'établissement qui exprime toujours un « choix des autres » (van Zanten, 2009).
Partant du constat que ce sont avant tout les attitudes et les pratiques des enfants vis-à-vis de la lecture qui comptent et expliquent la performance ou rentabilité scolaire du capital culturel (telle que mesurée traditionnellement à partir du niveau de diplôme ou capital culturel institutionnalisé des parents), nous tenterons ici de comprendre ce qui explique, statistiquement, les attitudes et les pratiques des jeunes vis-à-vis de la lecture en mobilisant des données issues de l'enquête PISA 2009, consacrée à l'analyse approfondie des compétences des élèves en lecture.
L'analyse empirique conduite permet de mesurer et de comparer le pouvoir explicatif de la transmission culturelle domestique par osmose ou « classique » (au sens où elle correspond au modèle bourdieusien des héritiers) à celui de deux autres formes plus stratégiques de transmissions culturelles, qui sans être foncièrement nouvelles gagneraient aujourd'hui en importance parmi les classes moyennes, à savoir : la transmission culturelle domestique active et la transmission culturelle scolaire. Nos résultats montrent que les deux formes montantes de transmission culturelle expliquent ensemble une part de variance plus importante que la transmission culturelle domestique osmotique. En regardant ce qu'il en est parmi les classes moyennes supérieures, l'enquête met en évidence que, même dans ces milieux, la transmission culturelle par osmose ne suffit pas à assurer la reproduction culturelle. Tout indique que le modèle traditionnel de transmission culturelle tend à être complété par un nouveau modèle de transmission culturelle, passant tantôt par une transmission domestique active et tantôt par une transmission scolaire (qui s'exerce essentiellement via des effets de pairs). Si les classes moyennes combinent souvent les trois formes de transmissions culturelles, on observe que la transmission domestique active tend à être privilégiée par les fractions intellectuelles des classes moyennes supérieures, et la transmission scolaire privilégiée par leurs fractions managériales.
Références
Castets-Fontaine B. (2011). Le cercle vertueux de la réussite scolaire. Le cas des élèves de Grandes Écoles issus de « milieux populaires », Bruxelles : InterCommunications et EME.
De Graaf N. D., De Graaf P. M., Kraaykamp G. (2000). Parental Cultural Capital and Educational Attainment in the Netherlands: A Refinement of the Cultural Capital Perspective. Sociology of Education, vol. 73, p. 92-111.
Draelants H., Ballatore M. (2015). Capital culturel et reproduction scolaire. Un bilan critique, Revue française de pédagogie, n° 186, p. 115-142.
Felouzis G. & Perroton J. (2010). Grandir entre pairs: ségrégation ethnique et reproduction sociale dans le système éducatif français. Actes de la recherche en sciences sociales, n° 180, p. 92–100.
Glevarec H. (2013). La culture à l'ère de la diversité. Paris : Editions de l'Aube.
Goldthorpe J. H. (2007). “Cultural Capital”. Some Critical Observations. Sociologica, vol. 1, n° 2, p. 1-23.
Henri-Panabière G. (2010). Élèves en difficultés de parents fortement diplômés. Une mise à l'épreuve empirique de la notion de transmission culturelle. Sociologie, Vol. 1 (4), p. 457-478.
Lahire B. (1995). Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Paris : Éd. du Seuil ; Gallimard.
Pasquier D. (2005). La culture des lycéens. Paris : Autrement.
Sullivan A. (2001). Cultural Capital and Educational Attainment. Sociology, vol. 35, n° 4, p. 893-912.
van Zanten A. (2009). Choisir son école. Paris : PUF.