Notre communication propose une réflexion sur la recherche comparative en éducation à partir d'une étude empirique sur les inégalités dans les systèmes éducatifs français et chilien. D'après les évaluations internationales et notamment l'enquête PISA (2012), ces systèmes éducatifs diffèrent fortement en termes de leur efficacité : en France les jeunes de 15 ans sont en moyenne largement plus compétents que les Chiliens. Cependant, d'après les mesures d'équité ces systèmes se rapprochent considérablement se situant parmi les pays où l'impact du milieu social sur les performances est l'un de plus élevés. Alors qu'en moyenne dans les pays de l'OCDE, le milieu social explique 14,8% de la variance des performances des jeunes de 15 ans en mathématiques; ce pourcentage s'élève à 23,1% au Chili et à 22,5% en France. Ce constat nous a amené à nous demander dans quel sens deux modèles éducatifs aussi différents, dans deux sociétés aussi contrastées, pouvaient parvenir à un résultat proche. Ainsi, à la différence de l'abondante littérature sur ce sujet dans la sociologie de l'éducation et d'autres disciplines, cette étude ne visait ni à expliquer les inégalités ni à comparer leur ampleur, elle s'est intéressée davantage aux différences qualitatives que ces chiffres occultent.
À partir d'une approche compréhensive basée sur la sociologie de l'expérience (Dubet, 1991; 2008), ce travail a pour objectif d'analyser le lien entre la manière dont les inégalités sont produites au sein de chaque système éducatif (ce que nous appelons "les modes de production des inégalités scolaires") et la façon dont ces inégalités sont vécues par les élèves.
Cette question est appréhendée à partir d'une comparaison qualitative (Broadfoot, 2000; Osborn et al., 2003) entre ces deux systèmes éducatifs consistant en un examen de la législation, des études empiriques et des statistiques décrivant chaque modèle, d'une part, et en une enquête de terrain auprès des enseignants et des élèves, d'autre part. Des entretiens semi-directifs ont été effectués dans quatre lycées de chaque pays incluant 119 personnes (79 élèves et 40 professeurs).
Les analyses ont démontré que ces deux systèmes se rapprochent de deux figures idéal-typiques de production des inégalités : le mode socio-économique au Chili et le mode socio-institutionnel en France. Ces modes de production façonnent les expériences scolaires en termes de leur contenu et de leur distribution. Au Chili, le mode de production socio-économique, un « tri » des élèves selon leur capital financier en lien avec le modèle néolibéral de régulation et le faible poids de l'école dans la stratification sociale, favorise la prégnance de facteurs économiques et externes à l'école dans l'expérience des élèves. En France, le mode de production socio-institutionnel, un « tri » social des élèves fortement médiatisé par le capital scolaire-culturel et en lien avec un modèle républicain basé sur une « fiction méritocratique » (Dubet, 2008), favorise l'exaltation des facteurs intra-scolaires dans l'inscription subjective des inégalités. Au Chili, les expériences des lycéens reflètent les inégalités socio-économiques, se traduisant par des sentiments de macro-injustice qui dénoncent la reproduction sociale à l'école ; en France les expériences se configurent autour des inégalités proprement scolaires avec une prééminence des sentiments de micro-injustice qui accusent le poids normatif de l'institution et la forme scolaire.
La culture scolaire nationale agit sur ce rapport entre les modes de production et les expériences. Au Chili, une culture basée sur la sociabilité atténue la critique de la forme scolaire et des enseignants alors qu'en France, une culture institutionnelle de l'exigence qui promeut la séparation de la vie scolaire et juvénile, exacerbe la perception des injustices proprement scolaires et la relation conflictuelle avec les enseignants.
Thème transversal
Ce travail offre la possibilité de réfléchir autour de la nature des questionnements scientifiques, souvent sous-jacents, à la base de la recherche comparative : Quels facteurs favorisent le choix des unités et des contextes à comparer ? Quelles sont les contraintes qu'entraine une étude comparative ? Comment l'histoire du chercheur affecte-t-elle ses choix méthodologiques ? Ces questions seront abordées mettant en relief les avantages et les limites de la recherche comparative en éducation.
Références
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Atria, F. (2010). ¿Qué educación es “pública”? Dans C. Bellei, D. Contreras et J-P. Valenzuela (dir.). Ecos de la revolución pingüina. Avances, debates y silencios en la reforma educacional (p. 153-181). Santiago: Universidad de Chile/ Unicef.
Barrère, A. (2002). Les enseignants au travail : routines incertaines. Paris : L'Harmattan.
Boltanski, L. (1990). L'amour et la justice comme compétences. Paris : Métaillé.
Bourdieu, P. et Passeron, J-C. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris : Éditions de Minuit.
Bray, M. (2010). Les acteurs et objectifs de l'éducation comparée. Dans M. Bray, B. Adamson et M. Mason (dir.), Recherche comparative en éducation : Approches et méthodes (p. 27-48). Bruxelles : De Boeck.
Broadfoot, P. (2000). Comparative Education for the 21st Century: Retrospect and Prospect. Comparative Education, 36 (3), 357-371.
Dubet, F. (2008). Faits d'école. Paris : Éditions de l'École d'hautes études en sciences sociales.
Martuccelli, D. (2010). ¿Existen individuos en el Sur? Santiago: LOM.
Osborn, M., Broadfoot, P., McNess, E., Planel, C., Ravn, B. et Triggs, P. (2003). A world of difference? Comparing learners across Europe. Londres : Open University Press.