Les dispositifs de formation des enseignants recourant à la vidéo se sont multipliés depuis une dizaine d'années (Gaudin et Chaliès, 2013), autant que le nombre de concepteurs de ces supports. Issus d'horizons divers (institutionnel, professionnel, scientifique, etc.) chacun d'eux incorpore volontairement ou non, les traces de leurs intentions de formation au cœur de l'artefact (Jacquinot, 1977). Le terme univoque « vidéo » recouvre alors une réalité plurielle. Pourtant la littérature faisant la jonction entre les technologies de l'éducation (dont la vidéo) et les pratiques y recourant considère encore souvent ces artefacts comme neutres (Albero, 2011).
La présente étude, mobilise les théories et méthodes de l'ergonomie cognitive, plus précisément du « cours d'action » (Theureau, 2006) et nous situe, de fait, du côté du point de vue de l'acteur, soit, du formateur. Ce cadre théorique nous conduit à considérer la situation de formation comme fruit d'un couplage dynamique entre un acteur et un environnement, y compris social (des enseignants stagiaires en formation) et technologique (un artefact vidéo). Dans un contexte de regain d'intérêt et paradoxalement de méconnaissance du travail de ces acteurs clés de l'éducation, l'enjeu de notre recherche consiste alors à donner une lisibilité et une compréhension à l'activité de deux formateurs d'enseignants lorsqu'ils utilisent des vidéos en formation.
Notre corpus se compose d'entretiens d'autoconfrontation ou de verbalisations simultanées interruptives (Theureau, 2010) recueillies auprès de ces deux formateurs durant la phase de préparation puis de formation devant les stagiaires. Les deux séances ayant été documentées s'inscrivent dans une unité d'enseignement visant l'accompagnement du processus de professionnalisation d'enseignants stagiaires du second degré. À cette fin, sont utilisés des outils de l'analyse de pratique professionnelle, en particulier, des vidéos conçues par des chercheurs et issues d'une épistémologie « orientée activité » (Durand et al., 2006). Cette approche, intégrée au courant de l'ergonomie cognitive, qui constitue le fonds culturel des vidéos utilisées par les formateurs lors du recueil de données, postule que : les travailleurs sont les mieux à même pour parler de leur activité et que l'étude de cette activité, circonscrite par la vidéo, peut favoriser, provoquer des transformations professionnelles ou des anticipations chez les formés. Importés dans le milieu de la formation, ces postulats amènent à considérer le formé non comme demandeur mais détenteur de savoirs et le formateur, non comme transmetteur mais révélateur de ces savoirs (Ibidem).
Le traitement des données entrepris a consisté à déconstruire chaque activité, considérée comme un flux dynamique complexe, pour les reconstruire à l'aide des verbalisations des acteurs. Cette reconstruction donne une lecture de l'activité intrinsèque structurée en signes et éclaire l'extrinsèque, soit l'activité perçue en extériorité. L'analyse qualitative, encore en cours, met à ce jour en évidence des variations dans le rapport des formateurs à la vidéo : lorsque l'épistémologie de conception de l'artefact est significative et est acceptée par le formateur, celui-ci devient transparent. Dès lors, les préoccupations et dilemmes exprimés en entretien sont rattachés au métier, et non à la vidéo; par exemple, le dilemme récurrent du type «[laisser les stagiaires] trouver [eux-mêmes] les compromis opératoires» versus « être beaucoup plus transmissif ». En revanche, lorsque cette épistémologie est, soit non significative, soit rejetée, le formateur va avoir tendance à mettre en place des stratégies d'évitement en limitant l'utilisation de l'artefact.
Par ailleurs, l'activité des formateurs au contact de ces vidéos traduit une tension dans le rapport aux savoirs (savoir d'action versus savoir théorique). Nos données mettent en lumière des préoccupations longues chez les formateurs du type « se taire » pour « ne pas être dans le discours qui va synthétiser, rationaliser, théoriser, modéliser », ce qui conduit le formateur à une vigilance de chaque instant, voire à une « autocensure ».
Nous avons, enfin, choisi de discuter ces résultats sous l'angle de la culture. Le concept de culture propre (Theureau, 2011) en relation (San Martin, 2015) avec celui de culture d'action (Barbier, 2010) nous permet de mettre en perspective le couplage entre la vidéo, son épistémologie, et le référentiel situé mais également profond des formateurs. Le concept de culture de métier, lui, conduit à interroger les difficultés et potentiels que peut engendrer la transposition des outils de la recherche au domaine de la formation. Nous inscrivant dans l'entrée « comprendre » du congrès, nous conclurons la discussion en posant un regard réflexif sur le cadre théorique et méthodologique qui a façonné tant notre perception, notre recueil que notre analyse de l'activité et du monde au sein duquel cette dernière s'est déployée.
Bibliographie :
Albero, B. (2011). Penser le rapport entre formation et objets techniques. In Leclercq G., Varga R. Dispositifs de formation et environnements numériques : enjeux pédagogiques et contraintes informatiques, Herm`es / Lavoisier, 2010.
Barbier, J.-M. (2010). Cultures d'action et mode partagés d'organisation des constructions de sens. Revue d'anthropologie des connaissances, 4(1), 163-194.
Durand, M. (2009). La conception d'environnements de formation sous le postulat de l'enaction. In Durand, M. et al., Travail et formation des adultes (p. 191-215). Paris : PUF.
Durand, M. et al. (2006). Le curriculum en formation des adultes : argumentation pour une approche « orientée-activité ». In De Boeck Supérieur « Raisons éducatives », p. 185-202.
Gaudin, C., & Chaliès, S. (2012). L'utilisation de la vidéo dans la formation professionnelle des enseignants novices : revue de littérature et zones potentielles d'étude. Revue française de pédagogie, 178, 115-130.
Jacquinot G. (1977), Image et pédagogie : analyse sémiologique du film à intention didactique. Paris : PUF, coll. L'éducateur.
San Martin (2015). La culture d'action des enseignants de l'école primaire au chili. Contribution au développement d'une anthropologie énactive. Thèse de doctorat non publiée. Toulouse : Université de Toulouse II
Theureau, J. (2006). Le cours d'action. Méthode développée. Toulouse : Octarès.
Theureau, J. (2010), Les entretiens d'autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche « cours d'action ». Revue d'anthropologie des connaissances, 2010/2 Vol 4, n° 2, p. 287-322.
Theureau, J. (2011) Appropriation 1, 2, 3 ou Appropriation, Incorporation & Inculturation. Journée Ergo-Idf. Appropriation & Ergonomie. CNAM, Paris.