La formation des enseignants – quelle que soit la discipline envisagée – est incontestablement marquée par un certain « présentisme » que l'on caractérisera à la suite du philosophe Jean Paulhan comme une prédominance excessive, dans l'esprit, de l'état présent, quel qu'il soit. L'objectif de notre intervention n'est ni de décrire ce phénomène, ni d'en identifier les causes (actualité omniprésente, prestige du technologique, mondialisation galopante, effets collatéraux des liens entre recherche et enseignement, etc.), mais de plaider – en nous fondant sur notre expérience de chercheur et d'enseignant dans le domaine de l'histoire des disciplines scolaires – en faveur de la mise en place de cours et d'activités visant à réintroduire une « épaisseur historique » dans la formation des enseignants.
La nécessité de l'histoire dans la constitution des sciences et leur développement est soulignée par de nombreux épistémologues. Ainsi Auroux (2007) fait de l'historicisation des sciences une condition expresse de leur développement (« une discipline sans histoire et sans reproduction ne peut pas être une science »). C'est particulièrement vrai dans le domaine des sciences humaines qui ont pour particularité d'être moins formalisables ou expérimentables que celles de la nature (Besse 1989) et où, si l'on veut éviter de ressasser les propositions antérieures, la culture disciplinaire joue un rôle essentiel.
Si l'importance de l'histoire dans le développement des sciences est peu contestée en théorie, sur le terrain, pour des raisons sans doute plus institutionnelles que scientifiques, le dialogue entre historiens et chercheurs n'est guère présent, en particulier dans des disciplines « récentes » comme la didactique des langues (DL). Ainsi, aucune des trente contributions au Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures (Blanchet et Chardenet, 2011) ne concerne l'apport de l'histoire à la DL et la bibliographie thématique ne comprend pas d'entrée « histoire ». Par ailleurs, très peu de thèses sont réalisés en histoire de l'éducation ou de l'enseignement ; et ces travaux sont peu diffusés pour contrebalancer les représentations et les généralisations qui circulent au sein des didacticiens et des enseignants concernant le passé de leur discipline (Chiss 2011).
L'histoire des disciplines scolaires n'est guère présente dans les cursus de formation des enseignants[1]. N'est-il pas paradoxal que les recherches et travaux portant sur la constitution, la diffusion, la transmission des savoirs scolaires ne fassent pas partie du programme de formation de ceux-là mêmes qui contribuent pour l'essentiel à leur élaboration ? Plus généralement, c'est la dimension temporelle de la formation des enseignants qu'il nous parait utile de revoir, au moins à trois niveaux, celui de la longue durée (le temps des historiens), celui des mémoires collectives (constitutive des identités professionnelles) et celui des histoires personnelles (rapport au savoir).
Parmi ces trois temporalités, nous privilégierons la première en posant la question des fonctions à attribuer à un cours d'histoire d'enseignement des langues dans un parcours de formation d'enseignants. Nous montrerons :
– que la connaissance des différentes techniques utilisées dans l'histoire pour enseigner une langue étrangère peut aider l'enseignant à répondre aux besoins des étudiants ;
– que le « détour historique » nourrit la curiosité intellectuelle, permet de « rompre avec la niaiserie positiviste », de « désacraliser les synthèses » ou encore de « secouer la lourdeur des idées simples » (Besse 2012) ;
– que l'histoire d'une discipline inscrit les savoirs et savoir-faire de cette discipline dans la longue durée, contribuant de facto à sa légitimité sociale et scientifique (contrebalançant ainsi pour les enseignants le prestige souvent écrasant des sciences dites parfois de référence : sciences du langage, neurosciences, sciences de l'éducation, etc.).
À quelles questions l'historien (de l'enseignement des langues) cherche-t-il une réponse ? « On soutient souvent que pour faire l'histoire d'une science, il est nécessaire d'avoir une vue définie de la nature de son objet [...]. Nous pensons plutôt qu'il est du devoir de l'historien de ne pas avoir une vue semblable » (1989, p. 15). Autrement dit, il s'agit moins de chercher des réponses à ses propres questions que d'identifier et comprendre les questions que se posaient ses « semblables » il y a quelques siècles... Le temps manque-t-il pour ainsi « frotter et limer sa cervelle contre celle d'aultruy » (Montaigne) ? Oui si l'on est victime docile, consentante, sinon complice, du présentisme dont un des effets, selon le philosophe E. Mounier, est d'étourdir l'esprit (et non de le rendre plus présent à lui-même). Non, si l'on estime, à l'instar de Depaepe (2013), que seule l'histoire permet d'instaurer une « distance critique » qui « révèle » le présent de manière unique.
[1] En France, un arrêté ministériel du 28/12/2009 a intégré l'histoire des disciplines dans les épreuves de concours de recrutement des enseignants du second degré (mais absente des concours de l'agrégation et de professeurs des écoles).
Ouvrages cités
AUROUX, Sylvain (éd.) (1989). Histoire des idées linguistiques. Liège : Mardaga.
AUROUX, Sylvain (2007). La question de l'origine des langues, suivi de L'historicité des sciences. Paris : Presses universitaires de France.
BESSE, Henri (1989). « De la relative rationalité des discours sur l'enseignement / apprentissage des langues ». Langue française 82, 28-43.
BESSE, Henri (2012). « L'équipée de la SIHFLES, ou d'un projet à ses réalisations ». In Gérard Vigner (éd.). Brochure du 25e anniversaire de la Société internationale pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde. Sèvres : Centre international d'études pédagogiques, 45-61.
BLANCHET, Philippe & CHARDENET, PATRICK (dir.) (2011). Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Paris : Éditions des archives contemporaines.
CHISS, Jean-Louis (2011). « La “crise du français” dans la “crise” de l'école : peut-on repenser le débat ? ». In Jean-Louis Chiss, Hélène Merlan-Kajman & Christian Puech (éds). Le français, discipline d'enseignement : histoire, champ et terrain. Paris : éditions Riveneuve, 17-30.
DEPAEPE, Marc (2013). « La mastérisation de la formation des instituteurs : l'occasion de repenser la dimension historique ? ». Le Langage et l'homme. Revue de didactique du français, xxxxviii-1, 125-136.