Cet article présente les résultats d'une recherche en Sciences de l'Education, financée par le Ministère de l'Intérieur et commandée au laboratoire X en vue d'engager au sein de la Police Nationale une dynamique de transformation des dispositifs de formation de la « scolarité des Gardiens de la Paix », et d'innovation dans les pratiques des concepteurs de formation et des policiers-formateurs. Cette recherche est l'occasion de la réalisation d'une thèse de doctorat en formation d'adultes. Elle a pour objet la compréhension du processus de construction de l'expérience des Gardiens de la Paix en situation de travail, mode valorisé d'apprentissage « du métier ».
En France, de façon plus ou moins marquée mais permanente dans son histoire, l'institution policière a cherché à améliorer les relations entre police et population, faisant injonction au monde de la formation de résoudre ce « problème », invitant au développement des compétences relationnelles et à la formalisation toujours plus précise du code de déontologie et des discours prescriptifs relatifs à l'activité de travail. Mais aujourd'hui, face aux « évolutions rapides de la société » que les policiers analysent comme l'évolution d'une « population de plus en plus hostile vis-à-vis de sa police », et face aux nouvelles « menaces » qui émergent, notamment les risques d'attaques terroristes, l'organisation policière s'engage dans un mouvement de professionnalisation continue et durable de ses agents. De nouveaux enjeux apparaissent dans l'activité de travail mais aussi dans le monde de la formation policière, notamment à travers l'évolution des publics d'élèves-gardiens en formation initiale, de plus en plus âgés et expérimentés, dont l'expérience déjà construite représente souvent une expérience – obstacle à l'apprentissage.
A partir de concepts issus des recherches en ergonomie (activité prescrite et activité réelle, dimensions productive et constructive de l'activité, image opérative) et des recherches en formation d'adultes sur les champs de pratiques professionnelles, nous avons réalisé une analyse de l'activité en prenant appui sur la grille de lecture de l'activité proposée par J.M. Barbier et la notion d'en-jeu proposée par R. Wittorski. De la philosophie de J. Dewey, nous retiendrons l'idée de continuité qui caractérise l'expérience, et des travaux d'A. Zeitler, le lien entre expérience et apprentissages interprétatifs.
D'inspiration ethnographique au départ, la méthodologie mise en œuvre est elle-même un des résultats de recherche : elle s'est construite via la mise en place d'une équipe-projet, groupe de travail composé de chercheurs et de policiers, qui conduit et produit la recherche, et assure le « transfert des résultats de recherche » en direction des professionnels. Plusieurs centaines d'heures d'observation ont été réalisées au sein des collectifs de travail, en patrouille ou au commissariat lors des vacations journalières des Gardiens de la Paix, mais aussi en formation. Des entretiens auprès de policiers volontaires ont été conduits en amont des observations. Des entretiens collectifs (y compris réflexifs) ont été menés dans le cours de l'activité observée, le chercheur invitant également les professionnels à commenter à haute voix la façon dont ils interprètent collectivement le monde environnant et prennent la décision collective et négociée d'intervenir sur la voie publique, d'aller « au contact ».
Après avoir présenté le contexte de la recherche, ses enjeux, ses appuis conceptuels et le dispositif méthodologique, nous présenterons une partie des résultats qui portent sur l'activité policière, sa performation et ses caractéristiques, et sur la façon dont se construit l'expérience dans l'activité réelle à travers certains actes posés, considérés comme des actes sensibles, susceptibles d'intéresser à la fois les champs de la recherche, de la formation, et du travail policier. Nous tenterons de montrer comment l'expérience construite dans l'activité réelle est d'abord une expérience collective plutôt qu'une expérience individuelle, et comment les Gardiens de la Paix dessinent, dans le cours de leur activité d'interprétation continue du monde, l'image collective d'une configuration d'enjeux dans l'activité qui préside aux choix d'intervenir ou non sur la voie publique et conditionne les modalités d'intervention. Ces enjeux sont éprouvés, dans un vécu partagé d'enjeux collectifs qui émergent dans un espace, un collectif de travail, une activité en cours. Cette dimension des enjeux dans l'activité constitue une part de la construction de l'expérience professionnelle policière « sur le terrain », en contraste des situations simulées vécues en séance de formation, dont est souvent absente cette dimension des enjeux, dans laquelle sont pourtant plongés quotidiennement les professionnels.
Question transversale :
Quand le chercheur intervient sur le terrain des professionnels, quels sont les en-jeu qui émergent dans le processus de construction de l'objet de recherche, dont la négociation continue entre chercheurs et professionnels conditionne directement les résultats de la recherche ? Cette négociation a permis la réflexion autour de la dimension des enjeux dans l'activité dans laquelle sont plongés les policiers en action, gardiens ou formateurs, et qui constitue un des résultats de la recherche.
Bibliographie :
Albarello, L., Barbier, J-M., Bourgeois, E. & Durand. M. (2013). Expérience, activité, apprentissage. Paris : P.U.F.
Barbier, J-M. (2011). Vocabulaire d'analyse de l'activité. Paris : P.U.F. pp. 25-26
Brousseau, G. (1998). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage. (pp. 115-160)
De Valkeneer, C. et Francis, V. (2007). Manuel de sociologies policières. Bruxelles : De Boeck et Larcier
Dewey, J. (2011). Expérience et éducation. Paris : Armand Colin.
Leplat. J. (1997). Regards sur l'activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique. Paris : P.U.F.
Lesne, M. (1977). Travail pédagogique et formation d'adultes : éléments d'analyse. Paris : P.U.F.
Lièvre, P. et Rix-Lièvre, G. (2011). Pratiques de coordination d'un collectif informel en situation extrême : une étude de cas « ancrée » au Groenland. Management et avenir. 2011/1 (n° 41).
Meyer, M. (2010). Copwatching et perception publique de la police. L'intervention policière comme performance sous surveillance. ethnographiques.org, Numéro 21 - novembre 2010 [en ligne].
Ochanine, D. (1981). L'image opérative. Actes du séminaire 1-5 juin 1981. Paris : Universsité de La Sorbonne.
Pastré. P. (2002). L'analyse du travail en didactique professionnelle. Revue française de pédagogie. (138). Recherches sur les pratiques d'enseignement et de formation.
Wittorski, R. (2007). Professionnalisation et développement professionnel. Paris : L'Harmattan.
Zeitler, A. (....). (2013). Les apprentissages interprétatifs, entre stabilité et évolution de l'expérience. In Barbier, J-M. et Thievenaz, J. (2013). Le travail de l'expérience. Paris : L'Harmattan