Il y a déjà plus de vingt ans, paraissait dans la Revue française de Pédagogie un article précurseur de Michel Tozzi (1993) sur la didactique de la philosophie. Rétrospectivement, les arguments apparaissent d'autant plus audacieux qu'on sait le climat d'hostilité de l'époque, résumé par ces propos d'un Inspecteur général au lendemain des vives querelles du rapport Derrida-Bouveresse : « l'enseignement de la philosophie se moque bien des rites pédagogiques toujours destinés à compenser l'insuffisance de la pensée » (Muglioni, 1993, p. 775), sous prétexte que « la pédagogie n'est jamais que le succédané dérisoire de la philosophie » (p. 791).
Malgré une situation institutionnelle peu propice à l'émergence de réflexions didactiques en philosophie, les années 1990 furent pourtant un moment charnière de prise de conscience didactique pour cette discipline « de couronnement » dont l'enseignement existait depuis plus d'un siècle et demi dans l'institution scolaire française (Poucet, 1999). Mais, à l'exception de Michel Tozzi, ce sont moins les chercheurs en sciences de l'éducation que les enseignants eux-mêmes qui se sont emparés des outils didactiques pour penser leur propre activité enseignante. Bref, la didactique de la philosophie est d'abord apparue au cœur du terrain, sans doute par nécessité de lutter contre une inspection historiquement hostile à toute tentative de « didactisation » de l'enseignement de sa discipline – donc, en même temps, à toute recherche scientifique de didactique de la philosophie.
Encore aujourd'hui, la recherche universitaire en didactique de la philosophie est balbutiante : comparativement à d'autres didactiques, celle de la philosophie est un no man's land. Mais c'est un no man's land construit. Le regard réflexif que je voudrais porter sur mes dix premières années de recherche voudrait ainsi essayer d'explorer les raisons et les conditions qui ont rendu possible la constitution d'objets de recherche et de questionnement en didactique de la philosophie. Dit autrement, le problème est : comment s'oriente-t-on dans un champ scientifique très peu constitué, voire sous le feu d'arguments a priori hostiles véhiculés par des acteurs pourvoyeurs de légitimité intellectuelle ?
Tout d'abord, il faut comparer les champs respectifs de la philosophie et des didactiques. Si certaines didactiques ont pu se constituer depuis la discipline savante qu'elles interrogent, ce n'est pas le cas de la philosophie. C'est donc depuis les recherches en didactiques qu'un point d'appui peut être trouvé : s'il existe des didactiques, alors il peut y avoir une didactique de la philosophie. Autrement dit, la didactique de la philosophie comme champ scientifique est parfaitement imaginable en droit et peut être décrit a priori, au moins en important le type de questions qui existent au sein des autres didactiques. De ce point de vue, la didactique comparée, bien que récemment créée, apparaît comme une ressource précieuse pour inscrire la didactique de la philosophie dans un dialogue critique et scientifique au sein d'un champ scientifique déjà structuré qu'est celui des didactiques.
Néanmoins, cette inscription ne saurait suffire. Il faut procéder à une déconstruction philosophique des arguments de légitimation du refus de tout questionnement didactique en philosophie. C'est sur le terrain de la philosophie qu'il faut attaquer ce que la philosophie a pu produire d'arguments théoriques contre l'idée même de didactique de la philosophie. Cela revient à reconnaître la nécessité de construire un cadre théorique, puisqu'il n'existe pas : la didactique de la philosophie ne peut pas faire l'économie d'une réflexion épistémologique pour démontrer sa légitimité en tant que savoir savant. Ce travail permet ainsi une très haute conscientisation de ce qu'un cadre théorique fait à une recherche : les possibilités qu'il ouvre en même temps que les angles morts qu'il crée – comme tout cadre de pensée. C'est sans doute l'avantage d'un champ scientifique en train de se construire : n'étant pas encore un paradigme (au sens de Kuhn), il ne porte en lui aucune « évidence » conceptuelle, et tout peut être en permanence rediscuté.
Le regard réflexif sur mon propre parcours, que je voudrais partager dans cette communication partagera ainsi quelques hypothèses :
a) on ne saurait minimiser l'importance de venir de la discipline philosophique et d'avoir bénéficié des instances de légitimation institutionnelle (concours de l'enseignement) ne serait-ce que pour oser prendre l'enseignement de la philosophie comme objet et déconstruire le référentiel de la forme scolaire – c'est la question stratégique de la position de critique « interne », qui est peut-être moins cruciale au sein d'autres didactiques.
b) j'ai gardé un souci philosophique pour la question des valeurs et la conscience du caractère fictif et artificiel de la dichotomie entre descriptif et normatif : face à une absence totale de réflexion sur l'enseignement de la philosophie, il est difficile de ne pas concevoir la didactique de la philosophie dans une perspective mélioriste : comprendre comment s'enseigne la philosophie a pour horizon l'espoir de déterminer rationnellement des critères qui permet de bien l'enseigner.
c) le besoin, malgré tout, d'un paradigme demeure : pour mon cas, ce fut celui de la problématisation (Fabre, 1999) qui constitua un ancrage épistémologique fort sur lequel s'appuyer, notamment pour penser une discipline qui se définit par une pratique du questionnement.
d) contre tout héroïsme du chercheur, je dois reconnaître l'importance d'un contexte sociétal favorable, puisqu'il a existé une réflexion des acteurs eux-mêmes qui a précédé le moment de mon entrée en recherche : en effet, les enseignants de philosophie du secondaire ont œuvré depuis vingt ans contre la culpabilisation, répétée pendant des décennies par l'Inspection Générale, vis-à-vis de tous ceux qui oseraient formuler des questions didactiques sur l'enseignement de la philosophie.
Bibliographie
FABRE Michel, Situations problèmes et savoir scolaire, Paris, PUF, 1999.
MUGLIONI Jacques. « L'enseignement philosophique et l'avenir de l'Europe », dans Klibansky R. & Pears D. (dir.), La Philosophie en Europe, Paris, Gallimard/UNESCO, « Folio », 1993, p.762-811.
POUCET Bruno, Enseigner la philosophie, 1860-1990, Paris, CNRS Éditions, 1999.
TOZZI Michel. « Contribution à l'élaboration d'une didactique de l'apprentissage du philosopher ». Revue française de pédagogie, n° 103, 1993, p. 19-32.