Ce travail de recherche en cours étudie les pratiques d'écriture et de production d'écrits des éducateurs spécialisés, envisagées comme participant d'un processus de changement de cette profession. Les professions sociales connaissent depuis les années 2000 de profonds bouleversements, portés par de nouvelles législations encadrant l'action sociale et des réformes des formations, contemporaines de changements dans la manière de penser et de mettre en œuvre l'action sociale en France (CHOPART, 2000). Ceci conduit à une augmentation et à une diversification des pratiques d'écriture et des productions d'écrits des éducateurs spécialisés.
De précédentes études sociologiques sur l'écriture des travailleurs sociaux (COTON & PROTEAU, 2012 ; CROGNIER, 2009, 2010 ; DELCAMBRE, 1997) ont montré que ces professionnels rencontrent des difficultés voire opposent des résistances à ces pratiques. Cette recherche questionne l'intégration de ce nouveau trait professionnel dans le quotidien des éducateurs spécialisés. Son inscription clinique permet d'approfondir les sens de ces vécus difficiles, en faisant l'hypothèse que les résistances actuelles des éducateurs spécialisés aux pratiques d'écriture seraient liées à des changements identitaires, culturels et psychiques de leur profession.
Inscrit dans une démarche de recherche clinique d'orientation psychanalytique en sciences de l'éducation (YELNIK, 2005 ; BLANCHARD-LAVILLE & al., 2005), ce travail questionne les vécus subjectifs d'éducateurs spécialisés concernant leurs pratiques d'écriture et de production d'écrits. Afin de saisir ces expériences dans leur singularité, l'enquête empirique est menée par le biais d'entretiens cliniques de recherche non directifs. Leur analyse permet d'éclairer les rapports à l'écriture et à l'écrit de ces travailleurs sociaux et leur mise en œuvre de ces pratiques nouvelles. Au cours de l'analyse est également prise en compte l'implication du chercheur dans sa relation subjective au sujet étudié.
Les premiers résultats montrent que les pratiques d'écriture et de production d'écrits sont un sujet de questionnement actuel pour les éducateurs spécialisés : récentes, elles viennent bousculer leur quotidien professionnel. Les interviewés s'accordent à dire qu'il s'agit de pratiques difficiles pour la majorité des travailleurs sociaux, pratiques qui les conduisent à des réorganisations de leur soi-professionnel – terme clinique désignant les dynamiques conscientes et inconscientes qui construisent la part professionnelle de l'identité personnelle et professionnelle des sujets. Hormis les jeunes professionnels formés après la réforme du DEES (2007), ils doivent apprendre à rédiger ces nouveaux écrits professionnels sur le terrain, parfois de manière autodidacte. Les pratiques d'écriture et les écrits produits sont multiples et complexes, ont différents sens et finalités pour les différents acteurs en présence. Les travailleurs sociaux interviewés se questionnent sur les raisons de l'arrivée et de l'augmentation de ces pratiques – en grande partie prescrites – dans leur profession, en réponse à des exigences légales, réglementaires et institutionnelles. Les écrits sont pris dans des enjeux administratifs et hiérarchiques parfois complexes, la plupart des éducateurs les reliant à l'évaluation, ce qui conduit à des vécus d'emprise et de contrôle – réel ou fantasmatique – de leurs actions. La visée première affichée de ces écrits est, pour ces professionnels, une meilleure prise en charge des usagers. Mais les pratiques d'écriture sont également utiles aux professionnels eux-mêmes : elles leur permettent des prises de recul sur leurs actions quotidiennes, une expérience de la réflexivité, une mémorisation et un partage des informations facilités, un cadrage et une structure des pensées et des actes professionnels en vue d'une meilleure efficience de l'action.
En revers de ces bénéfices, ces pratiques peuvent aussi conduire à des dérives et à des tensions sur lesquelles les éducateurs interviewés se questionnent : temps d'écriture qui empiètent sur les temps d'accompagnement en face à face, incidences potentielles de certains écrits sur les usagers concernés, accentuation de vécus persécuteurs ou d'impuissance professionnelle face aux institutions et aux publics accompagnés. Dans plusieurs entretiens s'affirme l'expression de vécus de souffrance professionnelle, des formes d'ambivalence, des sentiments d'inquiétude relatifs aux changements et à l'avenir de la profession, face à l'augmentation de l'injonction professionnelle sur ces pratiques d'écriture.
Chaque éducateur interviewé aborde le thème des pratiques d'écriture de manière singulière, relativement à ses affects, à son rapport à l'écriture et à l'écrit. Les facilités ou difficultés rencontrées vis à vis de l'écriture professionnelle réactivent le rapport singulier qu'entretient chaque sujet à l'écriture depuis l'enfance ou la scolarité.
BARRE-DE-MINIAC Christine (2000). Le rapport à l'écriture : aspects théoriques et didactiques. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du septentrion
BARUS MICHEL Jacqueline, GIUST-DESPRAIRIES Florence, RIDEL Luc (1996). Crises. Approches psychosociale clinique. Paris : Desdée de Brouwer
BLANCHARD-LAVILLE Claudine, CHAUSSECOURTE Philippe, HATCHUEL Françoise, PECHBERTY Bernard (2005). Note de synthèse « Recherches cliniques d'orientation psychanalytique dans le champ de l'éducation et de la formation », Revue Française de Pédagogie, n°151, pp.111-162
CHOPART Jean-Noël (2000). Les mutations du travail social. Paris : DUNOD
CIFALI Mireille, ANDRE Alain (2007). Écrire l'expérience : vers la reconnaissance des pratiques professionnelles. Paris : PUF
COTON Christel, PROTEAU Laurence (Dir.) (2012). Les paradoxes de l'écriture : sociologie des écrits professionnels dans les institutions d'encadrement. Rennes : Presses universitaires de Rennes
CRINON Jacques, GUIGUE Michèle (2006). Note de synthèse « Écriture et professionnalisation », Revue française de pédagogie, n°156
CROGNIER Philippe (2009). « Écrire ses pratiques en travail social : De l'insécurité scripturale au saisissement de l'écriture », Vie sociale, n°2
CROGNIER Philippe (2010). « Pratiques d'écriture en travail social : de quelques tensions... », Empan
LAE Jean-François (2008). Les nuits de la main courante, Écritures au travail. Paris : STOCK
RIFFAULT Jacques (2006). Penser l'écrit professionnel en travail social. Contexte, pratiques, significations. Paris : Dunod
YELNIK Catherine (2005). « L'entretien clinique de recherche en sciences de l'éducation ». Recherche et Formation, n°50