En France, le recrutement des enseignants donne lieu à de multiples concours. Toute personne justifiant des titres requis peut s'inscrire, concourir et ainsi devenir, après une année de stage, enseignante. Parmi tous ces postulants sont présents des salariés du secteur privé provenant d'entreprises, d'associations ou de collectivités. Pour eux, détenteurs d'un précédent métier, un remaniement identitaire a indubitablement lieu. Ces enseignants stagiaires issus de l'entreprise connaissent pour la seconde fois et parfois plus, une acculturation à un autre monde professionnel. Selon Perez-Roux (2011, p. 52), ce passage d'un monde professionnel à celui d'enseignant relève d'une « mise à l'épreuve du soi professionnel préalablement construit et qu'il s'agit de remanier ». Dans ce contexte, au-delà de l'épreuve du soi professionnel se dessine également une adaptation physique à ce nouveau métier, au travers des gestes professionnels.
« Faire un geste, ce serait porter attention à l'autre tout en interagissant avec lui avec l'intention de transmettre des valeurs » nous indiquent Bucheon et Jorro (2009, p. 23). Dans le cadre de l'enseignement, Jorro (2006) identifie clairement différents gestes liés à l'enseignement. Dans leur ancien environnement professionnel, ces nouveaux enseignants doivent s'approprier de nouveaux gestes tout en conservant et/ou réadaptant les anciens.
Notre recherche propose de percevoir les composantes de l'ancienne activité au sein du nouveau métier : quels indices sont perceptibles montrant les gestes issus de l'ancien métier transposés, plus ou moins explicitement, dans le nouveau ? Quelles connaissances antérieures sont mobilisées ?
Pour cela, une vingtaine des professeurs stagiaires lauréats d'un concours de l'Éducation nationale ou du ministère de l'Agriculture ont participé à plusieurs entretiens semi-directifs, certains se déroulant dans le cadre d'autoconfrontation à leur activité en classe. Diversité dans les âges (de vingt-six à cinquante-six ans), diversité dans l'expérience accumulée dans le précédent métier (entre un et dix-sept ans), diversité dans l'emploi précédent (manutentionnaire, employé de banque, commercial, mécanicien, infirmière, secrétaire, ingénieur...), cette cohorte, par son éclectisme, montre l'hétérogénéité que représente ces enseignants.
De ces différents entretiens, il ressort que ces professeurs stagiaires activeraient la « mémoire corporelle des gestes » (Clot, 2002, p. 24) afin de les montrer à leurs élèves. La monstration de ces gestes professionnels (Lipp et Ria, 2012) participerait au processus de leur légitimité face à aux apprenants. Ainsi, sept professeurs stagiaires de notre cohorte réutilisent régulièrement leurs anciens gestes professionnels pour enseigner les techniques de leur discipline, en étant pleinement conscients de leurs actes. Pour d'autres, leurs gestes plus « génériques » (Bucheton et Dezutter, 2008) peuvent provenir soit directement de leur ancien métier, soit d'expériences extra-professionnelles. Enfin, dans quelques cas, il y aurait conflit entre l'utilisation de gestes professionnels liés à l'ancien métier et l'utilisation de ce même geste en classe. Cette situation provoquerait chez eux de vives tensions et même une forme de résistance au changement professionnel : « seize ans de pratique, je vais pas les laisser tomber » (Violette, 40 ans, anciennement infirmière).
Les gestes professionnels seraient donc composés d'actes et de microgestes, résultat de compétences professionnelles mises en œuvre (Bucheton et Dezutter, 2008). Dans le cadre de nos travaux, nous avons souhaité observer, durant les séances en classe, les gestes professionnels des professeurs stagiaires issus de leurs anciens métiers. Des limites n'ont pas permis de mener l'investigation que nous envisagions. Tout d'abord, une présence quotidienne des chercheurs à leur côté aurait été nécessaire pour percevoir tous les gestes qu'ils ont réalisés pour, ensuite, les analyser avec eux. De plus, certaines spécificités disciplinaires telles que la réparation en atelier des moteurs de véhicules industriels ou la présence dans les fermes pédagogiques lors des travaux pratiques avec les animaux rendaient difficile notre présence. Enfin, chaque métier dispose de gestes techniques propres. Même confrontés à leur activité, les professionnels occultent parfois des spécificités techniques qui deviennent transparentes à leurs yeux, lorsqu'ils commentent leur activité. Il semble encore plus difficile pour un néophyte de percevoir ce qui relève du geste technique ou non. Toutefois, il ressort quand même que les professeurs stagiaires issus de l'entreprise tendraient à s'approprier des gestes usuels ou professionnels provenant de leur ancienne activité pour les transformer en gestes professionnels d'enseignement. Ainsi, ils se dénoteraient des autres enseignants débutants, vierges d'un parcours professionnel antérieur.
Bucheton, D. et Dezutter, O. (2008). Le développement des gestes professionnels dans l'enseignement du français – Un défit pour la recherche et la formation. Bruxelles : De Boeck.
Bucheton, D. et Jorro, A. (2009). Une posture de « chercheur en lien avec la formation ». La quête d'un ethos scientifique, dans D. Bucheton (dir.), L'agir enseignant : des gestes professionnels ajustés (p. 7-24). Toulouse : Éditions Octarè.
Clot, Y. (2002). La fonction psychologique du travail. Paris : Presses Universitaires de France.
Jorro, A. (2006)., L'agir professionnel de l'enseignant. Communication présentée dans le cadre du Séminaire de Recherche du Centre de Recherche sur la Formation, 28 février 2006, Paris, CNAM, https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00195900/document
Lipp, A. et Ria, L. (2012). La transmission des savoirs en formation professionnelle initiale : analyse de l'activité d'enseignants en lycées agricoles. @ctivités, n° 9(2), p. 71-87.
Perez-Roux, T. (2011). Changer de métier pour devenir enseignant : transitions professionnelles et dynamiques identitaires. Recherche en Éducation, n° 11, p. 39-54.