Pouvons-nous, encore aujourd'hui, envisager en termes d'homologies les rapports entre modes de socialisation et classes sociales ? Plus spécifiquement, est-il possible de questionner, à l'heure actuelle, l'assignation des classes populaires aux modes de socialisation relevant de l'oralité ? La scolarisation massive depuis les années 60 ainsi qu'un désenclavement des classes populaires (Schwartz, 2011) permettent, à notre sens, de poser ces questions. Nous partons du postulat qu'on peut trouver dans les familles populaires des pratiques qui ne relèveraient pas strictement de « formes de socialisation oralo-pratiques », mais qu'on y trouverait aussi des pratiques relevant, du moins en partie et selon des contours qu'il conviendrait de repérer, de « formes de socialisation scripturo-scolaires ».
Dans le passé, les formes sociales oralo-pratiques ont été distinguées des formes sociales scripturo-scolaires (Lahire, 1993, 2008). Les formes de socialisation, leurs valeurs et contenus, se donnent à voir au travers des modalités d'interactions que les individus entretiennent entre eux et avec leur contexte de vie (Simmel, 1999 ; Lahire 2013).
Cette étude vise à examiner les interactions entre parents et enfants, de milieu populaire précarisé, à partir des notions de « tactiques » (de Certeau, 1990) et de «cadrage » (Bernstein, 2007). Ces concepts donnent des outils pour repérer les possibilités d'hétérogénéité et d'intermédiarité des pratiques. Dans le cadre de cette recherche, douze familles (belges ou issues de l'immigration) dont un enfant était âgé de 6 ou 7 ans ont été observées au moment de la réalisation des devoirs scolaires. Sur un total de 156 observations, 81 ont été enregistrées et 57 ont été filmées. Une analyse de pratiques et de discours est réalisée sur le texte des interactions entre parents et enfants, ainsi que sur les matériaux audio-visuels.
Les interactions « tactiques » se caractérisent par une habile utilisation du temps (de Certeau, 1990). Les « bricoleurs » agissent de manière opportune dans le but de faire la bonne chose au bon moment. Nous observons comment, dans les interventions des parents auprès des enfants, ces actions prennent en partie la forme de « régularités » (Boltanski, 2009) intermédiaires entre oralité et littéracie, par exemple dans l'organisation du temps et de l'espace du moment consacré aux devoirs scolaires. Le « cadrage » des interactions rend compte de la sélection que le transmetteur (ici, le parent) réalise à partir des multiples modalités de communication possibles (Bernstein, 2007). Nous observons comment les interactions actualisent et recontextualisent en partie certains modes de faire ou de dire considérés comme relevant de l'écrit et des modes de pensée qui lui sont associés, par exemple lorsque le parent fait référence au système grapho-phonétique ou à des structures mathématiques.
Nos résultats se présentent sous forme de configurations de pratiques. Celles-ci permettent de décrire de manière précise les comportements des individus, en évitant aussi bien la narration littéraire que la description d'idéaux-types (Coche et al., 2005). Au-delà de la prise en compte de l'adaptation au contexte spécifique de chaque acteur ou groupe d'acteurs, elles permettent de repérer des éléments de stabilité (Clanet, 2005). Nous examinons particulièrement les dimensions du rapport aux savoirs et à l'espace/temps en examinant les interactions parents-enfants au regard des tâches scolaires à réaliser hors la classe, des savoirs qui leur sont sous-jacents et de l'organisation interne de l'espace/temps familial au sein de chaque famille.
Dans cette communication, nous présentons plus spécifiquement les configurations familiales autour des différentes modalités de préservation de leur identité propre qu'ont les familles, en regard des tâches scolaires qui leur sont imposées. Nous analysons particulièrement le caractère hétérodéterminé des tâches en lien avec les contraintes et ressources propres des familles. Il s'agit d'étudier comment le pouvoir (Bernstein, 2007) intervient dans les séparations qui agissent à l'intérieur de l'espace/temps familial ainsi qu'entre celui-ci et l'extérieur.
Bernstein B (2007), Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique, Presses de l'université Laval, collection Sociologie.
Boltanski L. (2009), De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Gallimard.
Clanet J.(2005). Contribution à l'étude des pratiques d'enseignement : caractérisation des interactions maitre-élève(s) et performance scolaires, in Lenoir Y (dir.), Pratiques enseignantes, analyse des données empiriques, Les dossiers des sciences de l'éducation, vol 14, 11-28
Coché et al. (2006). Pratiques pédagogiques à l'école primaire et réussite scolaires des élèves venant de milieux défavorisés, Recherches en éducation, Ministère de la communauté Française de Belgique.
De Certeau M. (1990), L'invention du quotidien 1. arts de faire, Gallimard.
Lahire B. (1993), Culture écrite et inégalités scolaires, Presses Universitaires de Lyon.
Lahire B. (2008). La raison scolaire. Ecole et pratiques d'écriture, entre savoir et pouvoir, Presses Universitaires de Rennes.
Lahire, B. (2013). Dans les plis singuliers du social: individus, institutions, socialisations. La Découverte.
Schwartz O. (2011), Peut-on parler des classes populaires ? La vie des idées.fr
Simmel (1999). Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation, PUF.