La sociologie de l'éducation, qui a eu des effets réels sur la manière de dé-fataliser l'échec, mais qui reste aujourd'hui dans l'ensemble très éloignée de la question de la production des inégalités des apprentissages, a selon nous un rôle à jouer pour s'aventurer au-delà de l'analyse et de l'observation des mécanismes scolaires et sociaux de production des inégalités. Cette ambition, que revendiquait Bernard Lahire (Lahire, 1993), est nécessaire mais non suffisante pour faire œuvre de sociologie publique. On peut, et c'est déjà essentiel de le faire, repérer des processus par lesquels l'absence d'héritage culturel se transforme en échec. Mais cela ne permet pas d'assurer ce qui, à l'inverse, fait réussir les élèves. Pour le savoir, il est nécessaire de comparer non pas les enseignants, mais les démarches pédagogiques prescrites et mises en œuvre. Or, on se heurte à une certaine forme d'académisme qui se refuse à organiser une activité qui serait de l'ordre de l'évaluation. Mais comment objectiver les inégalités sans avoir d'éléments tangibles sur les acquisitions des élèves ? Comment mettre en œuvre une pédagogie rationnelle sans mesurer les effets produits par différentes approches ? Suffit-il réellement de mettre au jour des mécanismes de domination pour les combattre ? C'est peut-être la frontière entre une sociologie qui comprend pour comprendre (en espérant ce faisant agir tout de même) et une sociologie qui veut se mettre au service des acteurs qui agissent (en espérant comprendre), qui pourrait être déplacée. En effet, la sociologie qui « comprend pour comprendre » nécessite un travail d'appropriation qui ne va pas de soi ; elle reste de ce fait très largement inaccessible, même lorsqu'elle prétend apporter un « regard critique » utile aux acteurs sociaux. La sociologie qui veut se mettre au service de ceux qui agissent s'expose à des contradictions insurmontables et sans cesse renouvelées, représentées par des alliances qui peuvent conduire à une méconnaissance du rôle des militants dans la domination symbolique.
Sur le plan théorique, notre travail (Garcia et Oller, 2015) revient clairement à mettre en lumière l'emprise exercée, sous de nouvelles formes, de l'arbitraire culturel, qui a consisté, au terme d'une révolution manquée de l'apprentissage de la lecture, à confondre les enjeux littéraires et les enjeux scolaires et ce, au moment où l'école pourrait réaliser les conditions d'une acculturation, parce que les êtres sociaux y sont encore très réceptifs, leur avenir scolaire étant encore ouvert. Les difficultés d'apprentissage de la lecture ne sont souvent qu'une traduction de cet arbitraire culturel. Notre recherche montre que les différences de « performances » en lecture et qui peuvent se mesurer ne sont pas tant des spécificités liées à des profils cognitifs qui seraient « individuels » que des « degrés » très inégaux de maîtrise d'un savoir inséparablement pratique et intellectuel qui sont eux-mêmes le reflet de l'inégale distribution du capital culturel. Ils expriment le temps investi par l'institution et ses agents dans des pratiques d'incorporation dont l'efficacité dépend de la socialisation familiale. Consacrer plus de temps à certains élèves tout en changeant l'enseignement collectif dans le cadre de la classe pour qu'il devienne plus efficace pour tous suffirait à réduire fortement les inégalités (Bourdieu et Passeron, 1964), ce qui exige certes des moyens, mais sans doute pas plus que les orientations vers les institutions spécialisées (qui sont très coûteuses), les rééducations orthophoniques, les adaptations diverses et variées pour « adapter » et « compenser » les handicaps et de plus en plus former les enseignants à ces « adaptations » qui réduisent bien souvent les ambitions à l'égard des élèves concernés et par là-même, leurs possibilités de développer leurs aptitudes.