Le regard réflexif sur le thème transversal du colloque est porté ici selon l'axe : « Quels processus et quels facteurs conduisent un chercheur à se poser les questions qu'il se pose ?»
Ce travail s'initie d'une incompréhension vécue par deux fois la même année scolaire ; un enseignant stagiaire d'EPS , puis une professeure des écoles stagiaires, lors du bilan pots visite conseil, ont émis des opinions différentes des miennes sur le cours qui venait de se dérouler. Les deux décrivaient une leçon ratée, donnaient une image d'eux et de leurs élèves peu élogieuses, alors que j'avais vu des prestations professionnelles plutôt acceptables avec des élèves remuants, mais scolaires.
Pourquoi me parlaient-ils d'une réalité que je n'avais pas vue ? Pourquoi avaient-ils cette perception « faussée » de la réalité ? N'y avait-il pas, repérable dans les expressions de Sébastien« une séance où un prof est bordélisé », et de Clémence « c'est une prof chahutée », la trace d'un « fantasme » (Freud, 1919). Leur avis sur eux et leurs élèves n'étaient-ils pas de l'ordre du roman que se raconte le sujet à lui-même ? Ne m'avaient-ils pas proposé à entendre une part de leur fiction défensive face à un impossible à affronter ?
Mais cette « fausseté » de perception n'était-elle pas qu'un écart à ma norme ? Pourquoi avais-je été particulièrement sensible à ces deux différences de jugement (jusqu'à en faire un objet de recherche)? En quoi cette situation renvoyait-elle à quelque chose de mon propre impossible? De ma propre question ?
. Il apparait depuis cette position que les objets d'un chercheur ne peuvent pas n'être que des « sujets d'actualité ou de commande ». Les questions auxquelles il répond ne sont-elles pas une tentative de dévoiler une part ineffable de lui? Cette part, manque constitutif et inextinguible du sujet, comme le vide est une part d'un anneau d'or, n'est elle pas ce qui pousse à chercher?
Le champ conceptuel qui soutient cette recherche est celle de la psychanalyse de Freud et de Lacan, entendue comme « mode d'investigation du psychisme, traitement du psychisme et corpus de connaissance impossible à élaborer sans cette investigation et ce traitement » (Sauret et Alberti, 1995). Ainsi orienté ce travail s'engage sur la voie tracée par Cifali (1994), Blanchard-Laville (1999). La conception de l'être humain qui anime ces recherches repose sur la prise en compte de la division du Sujet (Lacan, 1958), entre conscient et inconscient, entre corps et parole. A à ce titre, dans l'écart entre les deux perceptions, il y a matière à analyser ce qu'il en est de la structure du sujet observé et entendu, mais aussi, matière à analyser la structure du chercheur.
La concrétisation de ces positions épistémologiques dans le recueil de corpus et dans leur interprétation met en œuvre la méthode clinique:
- Les enseignants qui ont été rencontrés lors de visites dans le cadre de leur formation initiale ont été entendus deux fois chacun en entretien individuel « semi non directif » (cf. les entretiens non directifs de recherche définis par Blanchet, 1985) de 45 min, intégralement retranscrits.
- L'interprétation mise en œuvre consiste à repérer, dans la retranscription ou la relecture des paroles entendues, l'écart entre « signifié et signifiant », pour dans l'équivoque des mots prononcés , laisser voir ainsi une part de la structure du sujet entendu.
- La construction des cas Clémence et Sébastien, soutient que le propre de la démarche clinique, reposant sur un cas unique, est de s'intéresser au sujet non pas pour lui-même (comme le fait la cure), mais pour comprendre en quoi sa structuration inconsciente lui permet de vivre d'une certaine façon une situation de vie particulière mais néanmoins traversée/able par l'ensemble des êtres humains.
Les cas Clémence et Sébastien :
Pour ces deux enseignants:
Le cours de Clémence que j'ai vu n'a pas été, « un foutoir qui montre bien leur pénibilité ».
La leçon de Sébastien à laquelle j'ai assisté n'a pas été, « totalement ingérée et le symbole de (s)on incapacité».
On note dans les paroles de ces professeurs, un écart entre les élèves auxquels ils s'attendaient et la réalité qu'ils vivent ainsi qu'un effondrement de ce qu'ils imaginaient d'eux-mêmes :
Clémence dit : « ils sont pas vrais ces euh ....je me reconnais pas avec eux ».
Sébastien souligne : « ils ressemblent à rien, ces élèves, avec eux je suis pas mon prof idéal ».
Pour identifier leur discours comme une trace d'un peu de leur fantasme initial, on peut noter que leur syntaxe renvoie au texte « Un enfant est battu » par lequel Freud (1919) présente sa conception du fantasme:
« Si j'écoutais quelqu'un dire ça de sa séance, je me dirais que c'est une prof chahutée» (Clémence).
« On dirait qu'ils savent qu'ils vont venir dans un cours où un prof est bordélisé » (Sébastien).
De plus leurs paroles laissent entendre des points de, répétition, d'énigme, de personnages, d'action, d'affect, et de corps (parties du) qui sont les éléments structuraux d'un fantasme (Nasio, 1992)
Les cas et la question du chercheur
Devant ces scénarii, semble ravivé quelque chose de mon histoire personnelle : Ne pas avoir su faire en tant qu'enseignant, avec des élèves qui ne correspondaient pas aux élèves attendus, et constater alentour le manque d'aide pour faire avec cet empêchement.
C'est parce qu'elles ont été signifiantes pour moi, que j'ai entendu les paroles de Clémence et Sébastien autrement que du côté de l'énoncé. N'est-ce pas parce qu'elles déclinent ma question de vie : ‘‘pourquoi « ça » ne va pas toujours comme je veux ?'' que j'en ai fait un objet de recherche ?
En conclusion
Cette recherche, par l'option théorique de la psychanalyse et de la clinique , s'efforce de mettre en lumière non tant un savoir sur un sujet qu'un savoir du sujet.
Dans les cas, Sébastien et Clémence, on peut constater que des élèves, peuvent déchirer le fantasme d'un enseignant, et, l'amener à se construire un fantasme de remplacement.
Une telle perception renvoie également au fantasme du chercheur, au petit scénario qu'il se construit pour tourner grâce à sa recherche autour de quelque chose de son histoire de vie.
Il s'agit, dans cette double perspective, de se souvenir du propos de Derrida (1979) : « nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l'autre”, et de considérer alors autrement la relation d'enseignant à élèves, de formateur à étudiants et aussi de chercheur aux sujets qu'il croise et aux objets de recherche qu'il construit.
- Blanchard-Laville, C. (1999). L'approche clinique d'inspiration psychanalytique, enjeux théoriques et méthodologiques, Revue Française de Pédagogie, 127, avril-mai-juin, 9-22.
- Blanchet, A. (1985). L'entretien dans les sciences sociales, Paris : Dunod.
- Brossais, E., Terrisse, A. (2009). Le poids de l'institution sportive dans l'analyse d'un enseignant débutant-expert en judo. In ). La didactique clinique de l'éducation physique et sportive (EPS) Quels enjeux de savoirs ? Bruxelles : De Boeck, 105-120.
- Cifali, M. (1994). Le lien éducatif, contrejour psychanalytique, Paris : Puf.
- Derrida, J. (1979). L'écriture et la différence, Paris: Point,
- Freud, S, Breuer, J. (1895). Études sur l'hystérie, PUF : Paris, 1995.
- Freud S. (1919). Un enfant est battu, in Résultats, idées problèmes, Paris: Puf, 1973.
- Lacan, J (1958). Le séminaire, Livre V, Les formations de l'inconscient, Paris : Seuil, 1966.
- Nasio, J-D. (1992). Le fantasme, Paris : Payot.
- Sauret, M.J., Alberti, C. (1995). La psychologie clinique, histoire et discours. De l'intérêt de la psychanalyse, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail.